CORONAVIRUS : ET SI ON CHANGEAIT DE MODÈLE SOCIAL ?
- Jacques-Brice MOMNOUGUI
- 3 avr. 2020
- 8 min de lecture
A l’ombre du nombre de morts qui ne cessent de croître et des difficultés des gouvernements à faire face à l’épidémie du Covid-19 dans nos sociétés dites « modernes » ou « développées », il me paraît judicieux de reconsidérer notre modèle social ou du moins l’échelle des valeurs sur lesquelles il s’est bâti.
Il résulte des travaux de Cheikh ANTA DIOP, dans Civilisation ou Barbarie[1], qu’à travers l’Histoire, plusieurs types d’Etats ont existé ou coexisté : L’Etat de type « Egyptien », l’Etat « né de la résistance à l’ennemi », l’Etat de type « athénien ou antique », l’Etat « spartiate ou tutsi ».
L’Etat de type Egyptien[2] est fondé « sur une base collectiviste acceptée et défendue par tous les citoyens de la Nation, comme seul moyen de survie de la collectivité. (…) L’aristocratie militaire y est pratiquement absente et les militaires n’y jouent qu’un rôle politique effacé, sinon nul en période normale. (…) La guerre a plutôt une fonction défensive ».
Selon DIOP, « Nous avons affaire à un Etat dont les contours épousent exactement ceux de la Nation. Les institutions n’ont pas été créées sciemment pour tenir à l’écart et assujettir un groupe étranger considér, à tort ou à raison comme ethniquement différent du groupe vainqueur ».
L’Etat né de la résistance à l’ennemi[3] est également comme le précédent un Etat-Nation dont « les contours épousent exactement ceux de la Nation qui, dans sa résistance collective à l’ennemi, sous la direction d’une caste militaire de valeur ». Ici, « un groupe ethnique homogène s’organise, non pas pour la conquête, mais pour repousser un danger, un ennemi extérieur. ». Comme exemples de ce types d’Etats, on pourrait citer la Gaule de Vercingétorix, la nation française sous Charles Martel ou Jeanne d’Arc ou encore les guerres médiques du Ve siècle des Grecs contre les Perses.
L’Etat de type athénien antique[4] se caractérise par le fait que : « l’Etat n’est que l’instrument juridique de domination d’une classe sur une autre. Les premiers occupants du sol sont les seuls citoyens et propriétaires fonciers, à l’exclusion de la masse des métèques, immigrés entrés pacifiquement dans le pays par infiltration et non par la guerre et transformés, au fur et à mesure, en un prolétariat sans feu, ni lieu, réduit à vendre sa force de travail. » A titre d’illustration, on peut citer la cité d’Athènes entre le VIIIe et le IVe siècle av. J-C. et la Gaule conquise par les tribus germaniques franques.
Enfin, l’Etat spartiate et tutsi[5] est celui dans lequel un « groupe ethnique conquérant refuse de se mêler à l’élément indigène vaincu et fonde sa domination sur cette séparation absolue, l’opposition est essentiellement ethnique et se résout toujours, dans l’histoire ancienne et moderne par un génocide. (…) Lorsqu’un groupe ethnique minoritaire conquiert un vaste espace peuplé de plusieurs ethnies, l’empire s’impose comme une vaste nécessité politique (…) une superstructure universaliste naît alors et se développe pour assimiler les peuples hétéroclites que l’on ne peut détruire. ». C’est le cas de l’Etat spartiate de l’antiquité, l’opposition en Tutsis et Hutus au Rwanda, les Etats américains après l’épopée de Christophe Colomb, de l’Australie, la Nouvelle Zélande, des Etats coloniaux.
Il faut malheureusement constater avec DIOP que « la plupart des Etats actuels du monde moderne appartiennent à ce modèle d’Etat fondé sur le génocide ; celui-ci n’étant pas l’exception, c’est plutôt le cas général, qui englobe aujourd’hui les trois-quarts des terres émergées, y compris virtuellement la totalité de l’Antarctique ».
Aux catégories d’Etats à travers l’Histoire proposés par DIOP, auxquels on souscrit entièrement, il s’est vu développer une nouvelle forme d’Etat, que l’on pourrait qualifier « d’Etat mondialiste ».
Qu’entendons-nous par-là ?
Au sortir des deux guerres mondiales, les Etats ont eu l’ambition à travers la société des Nations (SDN) puis l’Organisation des Nations Unies (ONU) de bâtir des sociétés fondées sur des droits et des valeurs universelles. Sous ce prisme, la démocratie, issue du libéralisme, a été imposée comme le modèle idéal d’Etat moderne, en ce qu’il permet l’expression souveraine de la volonté populaire.
C’est ainsi que dans les années 1990, le vent de la démocratie, vu sous le prisme de l’alternance au pouvoir, a balayé l’Afrique et de nombreux Etats y ont souscrit à marche forcée, faisant dire à Jacques CHIRAC[6] : « la démocratie est un luxe pour l’Afrique ». Ce même vent a également balayé l’empire soviétique qui se trouve aujourd’hui éclaté entre plusieurs Nations, la Russie ayant recueilli la grosse part.
A ce modèle démocratique, l’Etat mondialiste se caractérise aussi par un système économique universel, suivant le modèle capitaliste.
Suivant ce modèle, les Etats font payer des impôts à leurs ressortissant y compris sur les ressources et les voies naturelles, en contrepartie d’une protection sociale et militaire accordée par lesdits Etats. Dans ce modèle, les Etats sont soutenus par des Banques privées dites « centrales » auprès desquels ils empruntent de l’argent. Ainsi, les Etats sont généralement en déficit, lorsqu’ils ne sont pas tout simplement en faillite.
En outre, les citoyens sont également obligés de contracter des crédits divers et variés pour accéder à la propriété individuelle, présentée comme le but même de l’existence humaine. Cette recherche effrénée d’une propriété individuelle, les pousse à ne vivre que pour gagner de l’argent afin de couvrir leurs crédits et charges. Dans ce modèle, chaque acquisition entraîne un besoin d’acquisition nouveau, dans la recherche illusoire et futile d’une propriété individuelle sur laquelle des impôts seront perpétuellement prélevés par l’Etat de génération en générations.
Dans ce modèle, on ne « vit pas sa vie » mais on « gagne sa vie », c’est la « roue de la fortune » ou le « rêve américain » pour l’individu pris isolément. C’est ce qui faisait dire à Martin Luther KING[7] qui, sans être entièrement convaincu par le Marxisme, en retenait néanmoins ceci : « le capitalisme fait toujours courir aux hommes le risque de ne s’intéresser qu’à leurs moyens d’existence au lieu de penser à donner un sens à leur existence ».
Le travail autrefois considéré comme un « trésor[8] », est devenue une contrainte, une sorte d’abandon noxal[9], où les Etats, pour parvenir à l’équilibre budgétaire, abandonnent leurs enfants (citoyens) à la peine. Et dans cette peine, il faut quotidiennement en faire plus pour espérer gagner toujours plus, formule bien résumée par Nicolas SARKOZY, ancien Président de la République française, sous la formule « travailler plus pour gagner plus ».
Et lorsqu’au soir de sa vie, on aspire enfin à une retraite décente pour laquelle on a contraints à cotiser, l’Etat (encore lui !) peut décider de réformer le régime de retraite rendant ainsi imprévisible le montant que l’on percevra ainsi que sa durée. Tout à coup, l’on s’aperçoit de cette supercherie qui consiste à dire : « travaille, cotise et tu en profiteras à ta retraite ». C’est alors, la « roue de l’infortune », tant de sacrifices consentis pour un futur illusoire.
Pour répondre à la question précédemment posée l’Etat mondialiste est donc, à mon sens, cet Etat libéral-démocratique et capitaliste que l’on a propagé sur l’étendue de la planète. A quoi tout cela nous mène-t-il aujourd’hui ?
Le monde entier a fait de la Chine, l’usine du monde, parce que la main d’œuvre était moins chère. Ainsi la majorité des entreprises ont fermé en Europe, en vue de gagner en marge et le résultat est que face à l’épidémie du Covid-19, les Etats ne sont même plus capables de fabriquer des masques et sont donc obligés de commander des masques…en Chine !
L’Europe et plus singulièrement la France, hier industrialisée, est devenue un continent de consommation où tous les produits peuvent affluer en vue d’être directement acquis au prix le plus fort, après avoir été fabriqués à vil prix.
L’Afrique a été réduite à un Continent exportateur de matières premières, sans possibilité de transformation sur place, avec des prix d’achats décidés sur les places boursières européennes ou américaines, conduisant nécessairement les paysans à la pauvreté. Dans cette misère, la diffusion quasi-quotidienne d’une Europe paradisiaque, pousse de nombreux africains à émigrer en Europe, y compris en prenant la mer, où des milliers de personnes décèdent, lorsqu’elles ne décèdent pas en esclavage.
A cause de la recherche effrénée de matières premières, les rebellions armées ont surgi, alimentées par des grands groupes ou multinationales, alimentant des conflits sans fin, comme c’est actuellement le cas en République Démocratique du Congo (RDC).
En quelque sorte, « l’Afrique, aujourd’hui, ça se soigne, ça se sécurise, ça ne se vit plus[10] ».
Au milieu de ces grands ensembles, certains Etats, anciennement dénommés « à revenus intermédiaires » ou « nouveaux pays industrialisés » ont essayé de tirer parti, en silence mais avec une certaine efficacité, pour s’imposer comme de nouvelles puissances économiques : l’Inde, le Brésil et surtout la Chine devenue la première puissance économique mondiale.
Malheureusement, le modèle d’un Etat libéral-démocratique et capitaliste idéalisé et rêvé par certains sous la forme d’un gouvernement mondial ne résiste pas à l’analyse, lorsqu’on le soumet à son objectif affiché du « progrès social ».
Tout d’abord, la violence n’a jamais été aussi répandue sur la surface de la planète. Ainsi, aux Etats-Unis, selon une étude menée entre 1990 et 2018[11] au moins 1 200 000 personnes ont été victimes de crimes graves. Selon le Washington Post, entre le 1er janvier et le 6 mars 2019, le nombre d'Américains morts par arme à feu dépasse les pertes subies le 6 juin 1944, lors du débarquement en Normandie[12]. D’après l’OMS, 800000 personnes mettent fin à leurs jours chaque année dans le monde soit une tous les 40 secondes[13].
La pauvreté n’a jamais été aussi forte, 780 millions d’êtres humains subissent encore l’extrême pauvreté selon les Nations unies, soit près de 11% de la population mondiale. Les constats sont alarmants : 3,4 milliards de personnes vivent avec moins de 5,5 dollars par jour ; 1,9 milliards de personnes vivent avec moins de 3,20 dollars par jour ; 85% des personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté vivent en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud ; l’Inde compte plus de 170 millions de pauvres, soit un quart des humains les plus pauvres de la planète ; plus de 160 millions d’enfants risquent de ne pas sortir de l’extrême pauvreté d’ici 2030[14]. Chaque jour, 25000 personnes meurent de faim dans le monde[15] !
A côté, les hommes n’ont jamais été individuellement aussi riches. Le classement établi par le désormais célèbre classement Forbes[16] établit le classement suivant des 10 personnalités les plus riches de la planète (en milliards de dollars américains), comme suit :
Ainsi, la misère criante fait face à l’opulence de certaines personnes et cela dans l’indifférence absolue.
Cela est-il juste et bon ?
L’épidémie du Covid-19 a en outre, mis en exergue le succès de politiques fondées sur l’éducation et la santé au détriment de politiques fondées sur l’accumulation individuelle de richesses. L’exemple le plus patent est celui des médecins cubains portant actuellement secours à l’Italie et aux îles françaises des Antilles.
Nous proposons donc de profiter de ce chaos pour rebâtir un nouveau modèle de sociétés, comme la rose qui peut sortir du fumier, privilégiant le bonheur et l’épanouissement de l’être humain, entendu comme un être social, toujours comme une fin et jamais plus comme un moyen.
A cet effet, nous proposons une nouvelle approche sociétale (I), économique (II) et politique (III).
Affaire à suivre…
[1] Cheikh ANTA DIOP, Civilisation ou Barbarie, Présence Africaine, 1981 [2] Cheikh ANTA DIOP, Civilisation ou Barbarie, p. 165-166 [3] Cheikh, ANTA DIOP, Civilisation ou Barbarie, p. 167 [4] Cheikh ANTA DIOP, opcit., p. 169 [5] Cheikh Anta DIOP, opcit., p. 169-171 [6] Jacques CHIRAC, né le 29 novembre 1932 à Paris et mort le 26 septembre 2019 dans la même ville, est un haut fonctionnaire et homme d'État français. Il est président de la République française du 17 mai 1995 au 16 mai 2007. [7] Martin Luther KING, Autobiographie, Noël 1949, Textes réunis par Clayborne Carson, éd. Bayard, 1998 [8] Fable de Jean de La Fontaine, « Le laboureur et ses enfants » [9] L'abandon noxal (ou noxae deditio) est une procédure du droit romain par lequel le pater familias abandonne son alieni iuris (femme, enfant, esclave, animal…) à la vengeance de la victime d'un acte commis par ce dernier. [10] Antoine Glaser et Stephen SMITH, L’Afrique sans Africains, le rêve blanc du continent noir, éd. Stock, 1994 [11] https://fr.statista.com/statistiques/550269/etats-unis-nombre-de-crimes-violents-declares-de-1990-a/ [12] https://www.lepoint.fr/societe/plus-d-americains-sont-morts-par-balles-en-2019-que-le-jour-du-debarquement-07-06-2019-2317621_23.php [13] https://www.lepoint.fr/monde/800-000-suicides-par-an-dans-le-monde-alerte-l-oms-09-09-2019-2334510_24.php [14] https://breakpoverty.com/les-chiffres-de-la-pauvrete-dans-le-monde/?gclid=EAIaIQobChMIuPLn-9TH6AIVElXTCh0U1ACdEAAYASAAEgKT5PD_BwE [15] https://www.un.org/fr/chronicle/article/chaque-jour-25-000-personnes-meurent-de-faim [16] https://www.forbes.com/real-time-billionaires/#6e831bde3d78
Comments