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DECONFINEMENT : JUSTICE « 2.0 » OU « SANS CONTACT

  • Photo du rédacteur: Jacques-Brice MOMNOUGUI
    Jacques-Brice MOMNOUGUI
  • 8 mai 2020
  • 5 min de lecture

Depuis l’annonce du début du déconfinement et particulièrement dans la perspective d’une reprise des audiences, j’ai été particulièrement marqué par la nouvelle organisation des juridictions.

Il nous est systématiquement proposé des « audiences sans avocats » mises en place dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. Afin de prévenir la contamination éventuelle du personnel judiciaire, il nous est proposé de déposer nos dossiers dans un lieu prévu à cet effet à l’extérieur du tribunal.

Si l’accumulation des rôles liés à la suspension des activités judiciaires permet la compréhension de cette nouvelle forme de justice, on peut s’interroger sur sa permanence, sa qualité voire la place qu’on y joue désormais, nous Avocats, reclus à l’extérieur et privés d’une rencontre avec le personnel judiciaire.

Ainsi, après avoir été progressivement « sortis » des tribunaux, où très peu de Barreaux conservent encore le siège de leur Ordre, nous voici devenus des porteurs de dossiers – désinfectés de préférence – à l’extérieur des palais de justice : C’est la « justice 2.0. » celle qui juge sans entendre.

Des voix s’élèvent pour défendre cette nouvelle forme de justice y compris parmi les Avocats : on gagnera du temps, on déposait déjà nos dossiers, cela permettra aux juges de travailler plus vite, les plaidoiries ne servent à rien, etc.

Parmi elles, la voix d’un de mes Confrères m’a spécialement interpellé. Il nous invite à « profiter de la crise pour rationaliser la Justice » et relève que « L’époque n’est plus au plaideur qui, son panier de volailles à la main, vient, le jour du marché, demander justice contre le marchand indélicat.[1] »

Mais doit-on tout sacrifier, y compris la plaidoirie, au nom de la rationalité ?

La rationalité est selon son acception la plus courante : « une manière de penser fondée sur la raison et la logique ».

En philosophie, le rationalisme est un mode de pensée philosophique selon lequel la raison est la seule source de connaissance. Tout ce qui existe a sa raison d'être et, de ce fait, peut être intelligible. Le rationalisme rejette toute explication métaphysique et s'oppose au mysticisme, au spiritualisme.

En architecture, le rationalisme est apparu au début du XXe siècle, et est basé sur un style libéré du passé académique, dépouillé d'ornement et subordonnant les formes à la fonction de l'édifice.

Si l’on reprend ces trois acceptions et qu’on la ramène à la notion de Justice, « rationaliser la justice » voudrait dire une justice uniquement guidée par sa fonction, celle de rendre justice et qui recherche seulement à rendre justice, c’est-à-dire prononcer des sentences, rendre des décisions, jugements et arrêts.

C’est donc à cet objectif d’efficacité, somme toute rationnelle, que nous convie la nouvelle justice « sans contact » ou « 2.0 ». Les juges devant se contenter de rendre justice, nul besoin d’entendre les Avocats, encore moins les parties, seul le dossier suffit pour rendre une justice rationnelle et logique, je dirais même « sans états d’âmes ».

Une justice qui ne fait que rendre des décisions, est-elle vraiment une justice ?

Juger c’est aussi entendre

Si ces dernières années le temps des plaidoiries, s’est fortement raccourci et va certainement disparaître si le dispositif 2.0 devait se maintenir, la plaidoirie est essentielle à la défense d’une cause, au-delà du résultat attendu.

C’est d’abord pour les parties l’espoir d’être entendu dans leur souffrance ou leur argumentation par un Juge et c’est en soi, pour beaucoup, une thérapie.

C’est aussi pour les avocats, l’art de convaincre par la parole. C’est de sentir les mots venir à nous et les prononcer avec maîtrise et parfois colère ou même humour, dans le but de rendre crédible une situation qui semble perdue ou dédramatiser une situation qui paraît grave. C’est user de ce don, ce souffle de vie qui nous a été offert, pour peindre et dépeindre, en clair bleu ou bigarré, les situations humaines. C’est accepter de porter le costume d’un autre, sa souffrance, ses peines, le temps d’un instant. C’est tout sauf rationnel …

Je souhaite à mes jeunes confrères de vivre ce moment où le silence se fait dans la salle et où on n’entend plus que la voix du plaideur qui tonne sur le Tribunal comme un ouragan céleste, où chaque mot prononcé semble constituer la partition d’une symphonie inattendue, qu’on n’a souvent pas préparé.

De ma modeste expérience, il m’est arrivé d’ouvrir les yeux des juges sur des situations qu’ils n’auraient jamais comprises à la seule lecture de mes écritures : la détresse d’une mère qui peut la conduire à tenter de supprimer la vie de son nourrisson, la phobie d’un étudiant noir qui par peur d’être mordu par un « chien blanc » lancé à sa poursuite par des policiers se jette d’un immeuble, la créativité incroyable d’un père auteur d’un infanticide, les qualités de père et d’amour sincère et sain pour ses enfants qui pourtant s’est livré à des actes de pédophilie avec d’autres enfants…

Et puis, la plaidoirie est le dernier bastion d’une société de censure où on ne peut plus rien dire au risque d’être taxé de xénophobe, de raciste, de machiste ou que sais-je encore ?

Mais voilà que la justice « sans contact » ou « 2.0 » va non pas nous priver, nous Avocats, mais priver le juge de ce moment où il peut entendre ce qui ne peut s’écrire, saisir ce qui a pu être éludé, comprendre l’humanité qui se cache derrière le numéro d’un dossier…

La justice sera donc rendue, de manière « rationnelle » et peut-être plus vite pour rattraper le retard. Or, doit-on juger pour rattraper un retard, sachant les drames humains qui se déroulent derrière chaque affaire ?

Si l’on est en quête de « rationalité » peut-être devrait-on renforcer encore plus les modes de justice alternatifs, en bousculant notre héritage gréco-romain des oppositions « à tout prix » pour que la justice redevienne un espace de solutions et non uniquement un terrain de confrontations.

A cet effet, un temps de négociation préalable d’une durée minimale devrait être imposé avant la mise en place de tout contentieux judiciaire. Ceci permettrait d’obliger les parties à discuter préalablement avant de saisir dare-dare les juridictions ; comme par exemple (histoire vécue) le fait de considérer l’envoi d’une mise en demeure suivie d’une assignation le lendemain comme un tentative de règlement amiable…

Dans cette perspective, les dossiers ayant fait l’objet d’une tentative de résolution amiable préalable pourraient être instruits plus rapidement, de manière à inciter les parties à y recourir. Bien évidemment, tous les accords devraient être réitérés devant un juge qui s’assurerait du libre consentement et de la compréhension par les parties de leurs engagements.

Aussi, il faudrait en cas d’échec de la tentative amiable, imposer aux parties de rendre publiques les raisons de leurs désaccords, de manière à appeler l’attention du Juge sur ceux-ci.

Une telle justice qui ne se ferait pas sans les parties aurait l’avantage de désengorger les juridictions d’une part, de rendre les parties actrices du jugement et de faire de la Justice un espace de solutions.

S’il y a une certitude, c’est que toutes les réformes de la Justice de ces dernières années, sans doute animées par une philosophie rationaliste, n’ont pas effacé les problèmes de la justice : manque de moyens, encombrement des tribunaux, effectifs insuffisants, etc.

Une réforme s’impose de la Justice, mais peut-être aussi de la Société toute entière bousculée dans ses fondements sociaux-économiques avec ce virus.

Y parviendrons-nous ?

 
 
 

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