L’ETAT D’URGENCE SANITAIRE JUSTIFIE-T-IL TOUT ?
- Jacques-Brice MOMNOUGUI
- 17 avr. 2020
- 9 min de lecture
En 1223 (13ème siècle), en plein moyen-âge en Europe, des chasseurs Mandingues (de l’actuel Mali), lors de l’intronisation du Roi Soundiata KEITA[1], proclamaient la Charte du Mandé, dont l’article 1er dispose que :
« L’homme en tant qu’individu,
Fait d’os et de chair,
De moelle et de nerfs
De peau et de poils qui la recouvrent,
Se nourrit d’aliments et de boissons ;
Mais son « âme », son esprit vit de trois choses :
Voir qui il a envie de voir,
Dire ce qu’il a envie de dire,
Et faire ce qu’il a envie de faire ;
Si une seule de ces choses venait à manquer à l’âme,
Elle en souffrirait,
Et s’étiolerait sûrement.
En conséquence, les chasseurs déclarent :
Chacun dispose désormais de sa personne,
Chacun est libre de ses actes,
Dans le respect des « interdits », des lois de la Patrie,
Tel est le serment du Manden,
À l’adresse des oreilles du monde entier. »
En 1236, cette Charte fut ensuite étendue à l’ensemble de l’Empire du Manding, lorsque ce dernier fut libéré du joug du Roi-sorcier Soumaro KANTE : C’est la naissance de la « Charte du Kukuran Fuga ».
Cette charte qui a été conservée oralement par les griots jusqu’à sa transcription en 1998, comprend 44 articles, régissant tous les champs de l’activité humaine, et a été adoptée après 12 jours de travaux[2].
S’il existe des questionnements sur l’existence réelle de cette charte, du fait de sa transmission orale par les griots, l’observation sociologique des peuples de l’ancien royaume mandingue permet de constater que ses principes continuent de régir leur vie aujourd’hui « en ce qui concerne l’organisation de la société, la division du travail, la gestion des conflits, l’hospitalité, la coexistence pacifique et la tolérance[3] ».
C’est donc à juste titre qu’elle est considérée comme la véritable première déclaration des droits de l’homme, avant celle de 1789 en France ou encore celle de 1948 par les Nations Unies !
Longtemps enfouie dans le sable de l’Histoire, elle nous révèle aujourd’hui par la simplicité et la profondeur de ses textes, l’essence même de « l’âme humaine », empreinte de liberté et de Justice.
C’est d’ailleurs ce qui a amené les Constitutions modernes à consacrer les droits fondamentaux[4], comme des principes fondateurs des Etats modernes.
Dans l’histoire des sociétés modernes, la France s’st faite le porte-étendard des droits et libertés fondamentaux en proclamant après le succès de la révolution, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, en participant à la mise en place d’un ordre européen des droits de l’homme à travers le Convention Européenne de Sauvegarde des droits de l’Homme et en bâtissant une Europe des droits et non une Europe des Nations.
C’est donc à juste titre, que face au recul des libertés et droits fondamentaux qui s’impose face à la pandémie du Covid-19, l’on est tenté de se demander si l’état d’urgence sanitaire déclaré permet tout y compris l’écrasement des libertés.
En effet, La Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020[5] dite d'état d'urgence sanitaire pour faire face à l'épidémie de Covid-19 a donné la possibilité à l'exécutif de déroger par voie de décrets, ordonnances ou circulaires à nos libertés fondamentales.
L’analyse de cette Loi confie au pouvoir réglementaire le champ de définir l’expression des libertés (I) et de limiter l’office des organes des organes de contrôle traditionnels des libertés (II).
I. Les restrictions tirées de la Loi d’état d’urgence sanitaire
Tout d’abord, il convient de préciser que la décision de prise de l’état d’urgence sanitaire ne relève pas du domaine de la Loi mais du pouvoir réglementaire.
Ainsi l’article 2 de la Loi d’état d’urgence sanitaire a modifié l’article L. 3131-13 du Code de la santé publique comme suit :
« L'état d'urgence sanitaire est déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. (…) L'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement au titre de l'état d'urgence sanitaire. L'Assemblée nationale et le Sénat peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures. La prorogation de l'état d'urgence sanitaire au-delà d'un mois ne peut être autorisée que par la loi, après avis du comité de scientifiques prévu à l'article L. 3131-19. »
En outre, selon le nouvel article L. 3131-14 du Code de la santé publique : « Il peut être mis fin à l'état d'urgence sanitaire par décret en conseil des ministres avant l'expiration du délai fixé par la loi le prorogeant. « Les mesures prises en application du présent chapitre cessent d'avoir effet en même temps que prend fin l'état d'urgence sanitaire. »
Il s’en suit donc que :
1°) la Loi définit la notion d’état d’urgence sanitaire, fixe sa durée et sa prolongation éventuelle ;
2°) toutefois, seul le décret permet de prononcer cet état et d’y mettre un terme.
On aboutit donc à un abaissement de la Loi devant le Règlement, sur un sujet qui conduit le gouvernement à restreindre drastiquement les libertés fondamentales.
Et la restriction de ces libertés fondamentales est laissée à la discrétion du Premier Ministre. Ainsi qu’énoncé à l’article 2 de la Loi modifiant le Code de la santé publique :
« Art. L. 3131-15.-Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique :
1° Restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ;
2° Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ;
3° Ordonner des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine, au sens de l'article 1er du règlement sanitaire international de 2005, des personnes susceptibles d'être affectées ;
4° Ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement, au sens du même article 1er, à leur domicile ou tout autre lieu d'hébergement adapté, des personnes affectées ;
5° Ordonner la fermeture provisoire d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, à l'exception des établissements fournissant des biens ou des services de première nécessité ;
6° Limiter ou interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature ;
7° Ordonner la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services ou à l'usage de ces biens. L'indemnisation de ces réquisitions est régie par le code de la défense ;
8° Prendre des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits rendues nécessaires pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits ; le Conseil national de la consommation est informé des mesures prises en ce sens ;
9° En tant que de besoin, prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l'éradication de la catastrophe sanitaire ;
10° En tant que de besoin, prendre par décret toute autre mesure réglementaire limitant la liberté d'entreprendre, dans la seule finalité de mettre fin à la catastrophe sanitaire mentionnée à l'article L. 3131-12 du présent code.
Les mesures prescrites en application des 1° à 10° du présent article sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires. »
Encore, le Premier Ministre peut au sens du nouvel article L. 3131-17 modifié par l’article 2 précité : « habiliter le représentant de l'Etat territorialement compétent à prendre toutes les mesures générales ou individuelles d'application de ces dispositions. »
Au demeurant, le régime des sanctions y compris pénales, est prévu par le nouvel article L. 3136-1 comme suit :
« Le fait de ne pas respecter les réquisitions prévues aux articles L. 3131-15 à L. 3131-17 est puni de six mois d'emprisonnement et de 10 000 € d'amende.
La violation des autres interdictions ou obligations édictées en application des articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à L. 3131-17 est punie de l'amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe. Cette contravention peut faire l'objet de la procédure de l'amende forfaitaire prévue à l'article 529 du code de procédure pénale. Si cette violation est constatée à nouveau dans un délai de quinze jours, l'amende est celle prévue pour les contraventions de la cinquième classe.
« Si les violations prévues au troisième alinéa du présent article sont verbalisées à plus de trois reprises dans un délai de trente jours, les faits sont punis de six mois d'emprisonnement et de 3 750 € d'amende ainsi que de la peine complémentaire de travail d'intérêt général, selon les modalités prévues à l'article 131-8 du code pénal et selon les conditions prévues aux articles 131-22 à 131-24 du même code, et de la peine complémentaire de suspension, pour une durée de trois ans au plus, du permis de conduire lorsque l'infraction a été commise à l'aide d'un véhicule.
Les agents mentionnés aux articles L. 511-1, L. 521-1, L. 531-1 et L. 532-1 du code de la sécurité intérieure peuvent constater par procès-verbaux les contraventions prévues au troisième alinéa du présent article lorsqu'elles sont commises respectivement sur le territoire communal, sur le territoire pour lequel ils sont assermentés ou sur le territoire de la Ville de Paris et qu'elles ne nécessitent pas de leur part d'actes d'enquête.
L'application de sanctions pénales ne fait pas obstacle à l'exécution d'office, par l'autorité administrative, des mesures prescrites en application des articles L. 3131-1 et L. 3131-15 à L. 3131-17 du présent code. »
Au-delà de ces restrictions, la Loi d’état d’urgence a également institué une limitation des pouvoirs des organes de contrôle traditionnels des libertés.
II. La limitation des pouvoirs de contrôle traditionnel des libertés
Tout d’abord, le nouvel article L. 3131-18 prévoit que les mesures prises en application de l’état d’urgence sanitaire peuvent faire l’objet de recours devant le juge administratif ; ils sont « présentés, instruits et jugés selon les procédures prévues aux articles L. 521-1 et L. 521-2 du code de justice administrative. ».
Or, les articles L. 521-1 et L. 521-2 du Code de justice administrative visent le référé-suspension et le référé-liberté.
Le juge du référé administratif est donc dans ce cadre, le seul juge du contentieux des libertés fondamental au détriment du juge judiciaire.
Et, ce n’est pas la seule limitation qui est portée par les mesures découlant de l’urgence sanitaire.
En effet, l’Ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénal[6] permet aujourd’hui :
- De modifier les délais de procédure pénale (article 4) ;
- De tenir des audiences dématérialisées, par visio-conférence ou sans débat contradictoire, (article 5)
- De procéder aux gardes à vues par voie électronique ou téléphonique (article 13) ;
- De prolonger de plein droit les délais de prolongation de détention des prévenus et accusés sans débat judiciaire (article 16)[7] ;
- Etc.
Au-delà de la limitation du rôle du Juge, l’exécutif va se substituer aux autorités de contrôle de la santé publique en autorisant la prescription de certains médicaments par dérogation à leur autorisation de mise sur le marché.
A cet égard, on peut citer le Décret n° 2020-360 du 28 mars 2020 complétant le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire[8].
Par ce décret l’exécutif a autorisé la prescription, sous forme injectable, du Rivotril ® sous forme injectable par dérogation à son Autorisation de Mise sur le Marché (article L. 5121-12-1 du code de la santé publique) jusqu'au 15 avril 2020, en vue de la prise en charge des patients atteints ou susceptibles d'être atteints par le virus SARS-CoV-2 dont l'état clinique le justifie sur présentation d'une ordonnance médicale. Or, le Rivotril est interdit selon le guide médical Vidal aux personnes atteintes d’une insuffisance respiratoire grave[9].
Au final, la réduction considérable du pouvoir judiciaire, ramené au seul contentieux de l’urgence devant le juge administratif inquiète plus qu’elle ne rassure. Elle ne permet véritablement pas de garantir le respect des droits et libertés fondamentaux, qui doivent continuer d’exister même dans le cadre d’un état d’urgence sanitaire. N’oublions jamais, comme le disait Montesquieu que : « C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser : il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites [...] Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »
Si nous ne sommes pas des vigies de nos droits et libertés, souffrons qu’elles soient réduites à leur plus simple expression.Car en réalité, comme le disait Thomas SANKARA, Ancien Président de la République du Burkina Faso : « L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. Cet esclave répondra seul de son malheur s’il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d’un maître qui prétend l’affranchir[10]». A méditer…
[1] Souverain et fondateur de l’empire du Mali (ou du Manden) qui s’étendait de l’actuelle de la Côte Atlantique (Sénégal au Niger), surnommé « mansa » qui signifie Roi des Rois, il naquit en 1190 et mourut en 1255 [2] La charte du Kurukan fuga, rado rurale de guinée, Atelier de concertation entre traditionnalistes mandingues et communicateurs des radios rurales, du 02 au 12 mars 1998 [3] La charte du Kurukan Fuga, op. cit. [4] Bien qu’il n’existe pas une définition unanime de la notion des droits fondamentaux, elle est généralement entendue comme un ensemble des droits primordiaux de l'individu, assurés dans une Société ou un Etat. [5]https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000041746313&categorieLien=id [6] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000041755529&categorieLien=id [7] Ce dispositif a été validé par le Conseil d’Etat v. https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/04/coronavirus-le-conseil-d-etat-valide-la-prolongation-de-la-detention-provisoire-sans-juge_6035548_3224.html [8] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000041763328&categorieLien=id [9]https://www.vidal.fr/actualites/24580/rivotril_clonazepam_et_paracetamol_injectables_utilisation_derogatoire_dans_le_cadre_de_la_covid_19/ http://base-donnees-publique.medicaments.gouv.fr/affichageDoc.php?specid=68429141&typedoc=N [10] https://youtu.be/uNgEypMAgCQ
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